Tel Aviv, Mon Amour

 

L’adresse elle l’avait mémorisée - 23 Keren Hayessod - I’m going to visit my grand mother. Elle devait en parler comme si c’était familier alors qu’elle ne l’avait pas vu depuis dix ans. Sa mère lui avait interdit de revenir. A dix-neuf ans pourtant, elle a eu permission de sortie, passeport pour comprendre ses origines. Elle a pris l’avion seule. Malgré trop de questions à l’aéroport le vol s’est passé normalement. Son père l’avait prévenu ils vont redemander les mêmes choses plusieurs fois.

Tel Aviv était sale, intimidante et chaleureuse. Un homme l’attendait avec une pancarte HAUSMAN écrite à la main en gros. Un ami de la famille. La première chose qui la frappa, ce fut cette chaleur humide qui la prise dans ses bras d’un coup. Une envie immédiate de remonter ses cheveux, de mettre son pull à la taille. Elle a vite compris qu’ici, pas beaucoup de place pour la pudeur. Tout le monde est forcé de ne porter presque rien.

Dans la voiture elle regardait par la fenêtre avec une légère anxiété. Elle échangea quelques mots avec le chauffeur - ce type qui habitait l’immeuble de sa grand-mère, il se souvenait d’elle - son anglais était timide, le sien imprégné des terres d’ici. Elle reconnaissait cet accent, c’était celui de son père. Enfin à peu près, il lui était familier.

Sa famille habite à Jérusalem mais pour y accéder il faut passer par Tel Aviv, cette ville dont tout le monde parle dans les films. La fête, la drogue, la vie des jeunes encerclés par l’ennemi. On ne se fait pas copains avec les voisins lui avait répété son père - sous-entendu les Arabes. De toute sa classe elle n’était pas la seule juive mais à Neuilly sur Seine c’était la seule Ashkénaze, non pratiquante - la sale juive.

Durant son séjour, ce qui l’a saisi ce fut combien cette ville était moche. Des bâtiments en construction partout, des hippies, des chats qui vivent dans les poubelles. Souvent les bars ne ressemblent à rien. Une ruelle menant sur un terrain cachant un squat bondé d’une foule en jogging. Pourtant tout avait du goût. Les cocktails qu’on lui faisait sentir, les bouches des fils d’immigrés. Des Juifs roux, à taches de rousseur, ou brun à la peau claire et aux yeux bleus. Des Polonais, des Ukrainiens, des Allemands.. Des Juifs comme elle. Des marginaux qui ne font pas shabbat et rêve de pécho des goys ou des petites françaises, le plus souvent des artistes.

La première fois qu’elle s’était promenée seule, c’était avec une carte qu’on lui avait filée. Les endroits cools étaient encerclés en rouge. On lui avait dit tu te repères avec le soleil pour savoir où est la mer, comme ça tu ne peux pas te tromper. Elle prenait le bus, sans le dire à sa mère - parfois ils font sauter les bus ici. A chaque voyage, il y avait des beaux gosses en uniforme au teint hâlé, une énorme kalash en bandoulière. Ils se déplaçaient en groupe mais pas toujours. Ca lui était arrivé d’être assise à côté de l’un d’entre eux, d’échanger un regard avec un soldat de son âge. Elle l’observait sans se faire voir. Son père avait grandi ici, il a fait l’armée, il a perdu son meilleur ami écrasé sous un tank. Il avait fait la guerre de Kippour. Encore aujourd’hui, à la maison, c’est le seul à jeuner ce jour-là.

Tel Aviv avait un charme qui ne s’explique pas, un charme qui aspire. Marcher sur ces terres c’était tomber amoureux, repartir marqué au fer rouge. Partout c’était dégueulasse, Paris n’avait strictement rien à lui envier, et pourtant cette ville la prenait par-derrière, elle l’attrapait par surprise. Elle lui susurrait des rêves d’Alya, la romance d’une vie nouvelle entourée par les siens, presque vicieuse. On ne revient pas indemne de Tel Aviv et de Jérusalem. On ne rentre pas chez soi comme ça.

Il y avait sa famille mais ce n’était pas ça. Ici elle en avait bien plus qu’ailleurs, des membres éparpillés, des branches immenses de religieux à sept enfants par toit. Un monde entier à découvrir, avec qui il ne faut pas mettre de décolleté et édulcorer le discours de la vraie vie - celui de ce qu’on fait, d’avec qui on sort. Et puis la question du mari. Toujours on lui parlait d’un jeune célibataire, un ami d’ami ou même de quelqu’un de la famille. Mais non, ce n’était pas ça. Israël semblait accessible, plus petite que d’autres métropoles, plus ouverte. Elle accueille ses Juifs envers et contre tout, elle t’apprend l’hébreu en six mois, gratuitement. Elle te file de la thune à l’arrivée comme une mère inquiète, et des aides. L’état te dit vient, tu vas avoir, ici on est bien, on est mieux, on est entre nous, Israël a besoin de toi, un autre juif, c’est ton pays, tu y as droit, une grande famille de « comme toi » t’attend.

Pourtant chaque Israélien qu’elle rencontrait lui disait qu’il voulait découvrir le monde, qu’elle était folle de vouloir s’enfermer ici. Ils lui disaient l’économie va mal, les artistes sont partout, ils se battent tous pour la même chose avec des idées plus fortes les unes que les autres, ce sont toujours les mêmes qui bossent, il faut se tirer d’ici. Elle les aimait tous ces israéliens. Ils savent construire des trucs avec leurs mains, cuisiner, vivre en communauté. C’est l’armée qui leur a appris. On n’a pas ça en France. Et puis, ils parlent anglais - maladroitement pour la plupart, avec des fautes - mais dans cet accent qui l’envoute, qu’elle s’est appropriée et qu’elle garde sur certaines inflexions, à certaines phrases, sous émotions. Un accent qu’elle a volé et qui pue le pays, qui trahit volontairement cette origine. Celle du melting-pot juif survivant qui a pris Israël comme lot de consolation de l’assassinat de ses ancêtres. Son père lui a toujours dit ne dit pas que tu es juive - toute sa vie, partout - ne dis pas que tu es juive. Comme s’il lui arriverait quelque chose de terrible. Elle l’a dit à chaque chauffeur de taxi, à chaque amant au comptoir de chaque café, elle l’a crié partout pour lui désobéir, pour être aimée par l’ennemi, dans l’espoir d’une entente possible. Aussi pour le danger, voir ce que ça fait.

Elle a mis des années, à quitter Tel Aviv, le rêve Israélien, la méchanceté de sa grand- mère, l’exubérance de son oncle maniaco-dépressif, l’amour imaginaire des amants de là-bas sur lesquels elle projetait une Idylle. Le fantasme d’une vie meilleure. Elle se retient d’y retourner de peur de s’y engouffrer à nouveau, de vouloir se marier à la pierre, de rester bloquée là-bas en passant à côté de sa vie.

Les Juifs convertis par Israël ont un pouvoir de conviction. La peau des hommes de là-bas aussi - le trauma rend irrésistible. Le soleil, la mer, la liberté encerclée par le risque d’une bombe qui peut te tomber sur la gueule à chaque minute. Une vie intense parce qu’elle peut s’interrompre. Il y a de la sécurité à l’entrée de chaque boîte, tu es sur écoute tu n’y pense même plus. C’est le pays de la menace et pourtant, c’est un refuge. Et quand tu y trinques, tu dis Lehaïm ! ça veut dire à la vie.

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Une Nuit Américaine